Verdun – Meuse, le dimanche 25 juin 2006
Monsieur le Président du Sénat,
Monsieur le Président de l'Assemblée nationale,
Madame la ministre,
Monsieur le ministre,
Mesdames et Messieurs les parlementaires, Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
C'était il y a quatre-vingt-dix ans. Le 21 février 1916, au matin, un orage de feu éclate sur les divisions françaises massées autour de Verdun. Un million d'obus pilonnent la zone. En quelques heures, tout un paysage, déchiqueté, devient un effroyable chaos : la fameuse "cote 304" aura perdu 7 mètres de hauteur.
Au milieu de l'après-midi, l'infanterie allemande monte à l'assaut. Dans le bois des Caures, les 56e et 59e bataillons de chasseurs à pied, seuls face à une division, n'ignorent rien de ce qui les attend : leur chef, le lieutenant-colonel Driant, député de Lorraine, qui va mourir en héros, ne leur a pas caché la vérité. A un contre dix, déjà décimés par le bombardement, les chasseurs résistent, mais perdent en 24 heures 90% de leurs effectifs. Leur sacrifice contribue à bloquer l'avancée allemande et permet d'acheminer des renforts.
Très vite, le commandement de la IIe Armée prend deux décisions essentielles. La rotation des unités d'abord, qui soulagera l'effort des combattants. Voilà pourquoi près des deux tiers des "Poilus" de 1916 sont passés à Verdun. Et puis une noria de camions, pour ravitailler les lignes jour et nuit, le long de la départementale reliant Bar-le-Duc à Verdun. Ce sera la légendaire "Voie sacrée".
Un homme a su prendre les décisions qui conduiront à la victoire. Il restera comme le vainqueur de Verdun. Cet homme, c'est Philippe Pétain. Hélas ! En juin 1940, le même homme, parvenu à l'hiver de sa vie, couvrira de sa gloire le choix funeste de l'armistice, et le déshonneur de la collaboration. Cette tragédie française fait partie de notre histoire. Nous pouvons aujourd'hui la regarder en face.
Début juin 1916, alors que depuis quatre mois la région tout entière s'est transformée en un haut fourneau infernal où les hommes se sacrifient par milliers, les Allemands lancent leurs troupes à l'assaut du fort de Vaux. Quelques centaines d'hommes, sous les ordres du commandant Raynal, résistent avec un courage surhumain. La capitulation est inévitable. Mais les soldats allemands rendront hommage aux héros français.
A la fin de juin, l'offensive allemande atteint sa ligne la plus avancée. 70.000 Allemands s'élancent à la conquête des dernières hauteurs devant Verdun. Mais leur assaut se brise sur l'ouvrage de Froideterre. L'initiative change de camp. Le fort de Douaumont est repris le 24 octobre. Nos troupes font preuve d'un courage admirable : je citerai Bessi Samaké et Abdou Assouman, tirailleurs sénégalais, qui se sont particulièrement illustrés. Grièvement blessés, ils continuent à se battre et empêchent l'ennemi de déborder nos lignes. En décembre, l'essentiel du terrain aura été reconquis.
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Mesdames et Messieurs,
Il y a la bataille. Et puis il y a les hommes. Nos soldats morts à Verdun sont morts pour la France. Ces grands Français ont fait leur devoir. 300 jours et 300 nuits, ils ont tenu : 160.000 y ont laissé la vie. 220.000 en sont revenus la "gueule cassée", les membres brisés, les poumons brûlés par les gaz.
La ligne de feu, c'est un désert brûlant où seule la mort habite. Après un pilonnage allemand, un sergent du 48e régiment d'infanterie sort la tête du boyau. Il est seul, au milieu d'un gigantesque charnier. Les vivants restent terrés dans les trous d'obus. A perte de vue, des cadavres. Il a ce mot : ici, "les vivants sont sous terre et les morts sur la terre".
Cet indescriptible enfer va constituer le quotidien de ces hommes durant dix longs mois. Ils vont vivre, se battre et mourir, épuisés par le froid, puis sous un soleil de plomb, entourés d'une boue liquide mais torturés par la soif, rongés par la vermine, dans la puanteur. Les bombardements ne cèdent la place qu'à des combats acharnés, au corps à corps.
C'étaient les tranchées. C'était Verdun. Ceux qui montaient en première ligne n'avaient que peu de chance de survivre. Ils ne voyaient pas d'où venait la mort : elle était partout. Une mort industrielle, un maelström de feu et d'acier.
Les objectifs allemands étaient clairs : "saigner à blanc l'armée française" pour contraindre la France à signer la paix. Dans l'histoire du monde, peu nombreuses sont les nations qui ont été confrontées à un tel choc.
Pourtant, par un effort sublime de volonté et d'abnégation, nos troupes tiennent, ils tiennent! Les soldats ne se font aucune illusion. Une angoisse infinie les étreint. Mais ils savent que, de la défense de ces quelques mètres carrés de boue et de fer, dépend la victoire ou la défaite.
Aujourd'hui, devant ces croix blanches, devant cet ossuaire où reposent les restes des soldats des deux camps, je veux rendre hommage au sacrifice de nos combattants et au courage de nos Alliés. Mes pensées vont également, Monsieur l'Ambassadeur d'Allemagne, aux centaines de milliers de victimes de votre pays. Elles ont connu la même souffrance.
Tous ces destins, français et allemands, se sont fracassés dans la première tragédie du XXe siècle. Avant de construire l'amitié entre nos deux peuples, que nous trouvons si naturelle aujourd'hui, il nous aura fallu deux conflits mondiaux, au cours d'une seule génération. Il nous aura fallu la saignée de 14-18 puis le long cortège de crimes du nazisme.
Et je le dis ici, sur cette terre à jamais marquée par l'atrocité de la guerre et la souffrance des hommes : aujourd'hui, à Verdun, ce ne sont pas des mémoires ennemies que nous commémorons. La réconciliation entre nos deux pays est une chose acquise. Nous devons à tous nos morts de nous mobiliser plus que jamais pour faire avancer une Europe de paix, de sécurité, de prospérité, de justice et de solidarité. Aujourd'hui, nous pouvons le dire avec la confiance qu'autorise l'amitié : plus jamais ça !
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Mesdames et Messieurs,
Cette cérémonie nous rappelle aussi qu'à ce moment de son histoire, à Verdun et pour Verdun, la nation française a su se rassembler, faire face, tenir jusqu'au bout.
Le citadin et le paysan. L'aristocrate et l'ouvrier. L'instituteur et le curé. Le républicain et le monarchiste. Celui qui croit au Ciel et celui qui n'y croit pas. Toutes les conditions, toutes les opinions, toutes les religions sont à Verdun.
Toutes les provinces de France sont à Verdun.
Toutes les origines, aussi. 70.000 combattants de l'ex-Empire français sont morts pour la France entre 1914 et 1918. Il y eut dans cette guerre, sous notre drapeau, des fantassins marocains, des tirailleurs sénégalais, algériens et tunisiens, des soldats de Madagascar, mais aussi d'Indochine, d'Asie ou d'Océanie.
Et n'oublions pas les sacrifices de celles et de ceux de l'arrière, et d'abord le rôle des femmes de la Grande Guerre. Les femmes d'agriculteurs, qui assument les durs travaux des champs. Les infirmières, qui soignent les blessés au péril de leur vie. Les marraines de guerre, qui apportent du réconfort aux soldats. Les femmes des villes, qui conduisent les tramways, travaillent dans les usines d'armement. Et toutes les filles, les sœurs, les mères, les épouses qui reçurent la lettre fatale leur annonçant la perte d'un être cher.
C'était il y a quatre-vingt-dix ans. C'était hier. Durant cette interminable année 1916, toute la France était à Verdun, et Verdun était devenu toute la France.
Ces hommes qui se battaient avec acharnement n'étaient pas mus par le nationalisme, ni par la haine de l'ennemi. Leur âme n'était pas militariste. Leur âme était patriotique. Elle était républicaine : Verdun ne serait pas un autre Sedan.
Ces hommes se battaient pour leur terre, ils se battaient aussi pour leurs valeurs. La Troisième République, conçue dans la défaite de 1870, s'était fortifiée avec les épreuves. Elle reposait sur l'adhésion fervente et la volonté de tous les Français. L'armée de Verdun, c'était l'armée du peuple, et tout le peuple y prenait sa part. C'était la France, dans sa diversité. La République a résisté au choc inouï de la Première Guerre mondiale grâce à la volonté admirable de ses soldats-citoyens.
Enfants de France tombés à Verdun, hommes de toutes conditions et de toutes convictions, mais Français d'abord dans l'épreuve, je m'incline aujourd'hui devant vous au nom de la nation qui n'oublie pas, qui n'oubliera jamais le sacrifice que vous avez consenti pour elle. Vos noms, sur les monuments aux morts de nos villes et de nos villages, témoignent de votre gloire et du deuil qui n'a épargné presque aucune famille de notre pays.
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Mesdames et Messieurs,
Marc Bloch, historien illustre, grand soldat de 14, engagé dans la résistance en 1943 et fusillé par la Gestapo, l'a écrit dans L'Étrange Défaite : "Il n'est pas de salut sans une part de sacrifice ni de liberté nationale qui puisse être pleine, si on n'a travaillé à la conquérir soi-même".
Nos grands-parents, nos arrière-grands-parents ont consenti, à Verdun, le sacrifice ultime. Aujourd'hui encore, ce sacrifice nous engage toutes et tous.
Vive la République, vive la France !